EXPOSITION COLLECTIVE DU 6 JUIN AU 15 JUILLET 2015

 

 

Boris Achour, Hubert Renard, Élodie Brémaud, Thierry Boutonnier, Till Roeskens , Camille Laurelli, Grégoire Motte, Raphaël Boccanfuso, Stéphane Bérard, Yann Vanderme, LIFE AS ART AS ATTITUDE, Romaric Hardy, Ludovic Chemarin, IKHÉA©SERVICES, Alexandre Gérard, Jeremy Wood, Julien Prévieux, Stefan Riebel, Ivan Argote, Gianni Motti.

Un jour, Boris Achour a aligné des graines dans un parc pour créer une ligne de pigeons. Hubert Renard, lui, s’est contenté d’accepter une invitation pour ajouter une ligne sur son CV tandis que Julien Prévieux a répondu à des annonces d’emploi par des lettres de non-motivations. Un autre jour, Till Roeskens a traversé la frontière pour aller de France en Allemagne pendant que Jeremy Wood notait l’intégralité de ses propres déplacements (il l’a fait durant 15 ans), que Stefan Riebel envoyait des ballons gonflés à des amis partout dans le monde afin que s’y diffuse son souffle et que l’assistant de Gianni Motti parcourait le globe sponsorisé par l’artiste. Plus tard Élodie Brémaud a décidé de faire chaque jour le tour de l’île d’Yeu à pieds durant trente-trois jours consécutifs et Grégoire Motte s’est enhardi à photographier le Japon avec une branche de cerisier en plastique devant l’appareil.

Cette absurde liste a priori contraire au sens commun n’est autre que le récit abrégé de certaines œuvres de l’exposition Enclencheurs de Récits. Si dans l’espace ne sont présentés que des éléments de nature indicielle, le vernissage est lui l’occasion d’entendre les histoires de ces expériences. En effet, des individus se sont vus octroyer le rôle de conteurs, et ce sont eux qui vous donneront les détails de ces actions artistiques impossibles à appréhender directement. Ces orateurs sont tels les « paysans sédentaires » identifiés par Walter Benjamin dans son court texte publié en 1936, « Le Raconteur » : ils répètent les récits qui leur ont été confiés par les « marins commerçants ». Ces deux figures se retrouvaient en effet dans les ateliers où ils travaillaient ensemble et

échangeaient. Ainsi, bien que l’éloignement permette de faire naître les récits, c’est la proximité avec l’auditoire qui en autorise l’expérience. L’exposition au Point Commun devient à son tour lieu d’échange et de transmission.

Cependant, l’essai de Benjamin s’ouvre sur un constat négatif : « le cours de l’expérience a chuté »1 . En effet, d’après le philosophe, un long processus de dégradation de celle- ci s’est enclenché depuis la première guerre mondiale ; les soldats sont rentrés muets des champs de bataille et aucun écrit paru ne valait l’expérience transmise de bouche à oreille. La société moderne et ce qu’elle a engendré – inflation, propagande, outrages infligés à l’âme et au corps – empêchent toute perception et intellectualisation d’un monde qui n’a plus rien en commun avec celui qui l’a précédé. Tout témoignage est devenu impossible ; les catégories habituelles de perception ne le permettent plus. Or ce déclin correspondrait, historiquement, à l’avènement du livre. S’ils témoignent du malheur des hommes, les ouvrages n’attestent d’aucune sagesse et ne permettent pas la transmission qui, elle, est le propre du récit ; car même si l’ouvrage est largement diffusé, son lieu est la solitude. Il n’est pas convoyeur d’expérience. Par ailleurs, la montée prodigieuse de la presse et de l’information a chassé à son tour le roman, trop lent, trop long, trop soucieux du passé, quand l’information ne s’enquiert que du présent et prétend pouvoir l’expliquer. Aussi son extension « a pris une part décisive dans le fait que l’art de raconter soit devenu si rare »2 car l’inexpliqué est justement ce dont use remarquablement le récit.

L’extraordinaire comme le merveilleux n’ont pas besoin d’y être justifiés, rationalisés ; au contraire, ils ne sont soumis à aucun contrôle. Rapporter une histoire serait ainsi l’art de savoir ne pas y mêler de commentaire, d’éclaircissement. Dont acte ; Thierry Boutonnier raconte aux cochons la chaîne de transformation du porc. D’une simplicité désarmante, délestées de toute valeur utilitaire, irrationnelles et gratuites, les actions présentées dans cette exposition ne sont jamais expliquées par leurs auteurs. Yann Vanderme fait semblant d’attendre quelqu’un à la terrasse d’un café,

Ivan Argote demande à une foule d’inconnus dans l’ascenseur du métro parisien de lui chanter Joyeux Anniversaire, Stéphane Bérard stipule qu’à sa mort, toutes ses œuvres doivent être détruites. Reste à l’auditoire le plaisir de former ses propres explications, d’y chercher une signification. Quelle peut-être celle de se faire tatouer le logo de la ville de Grenoble sur la fesse (Stéphane Déplan), de lancer des ballons de baudruche (Romaric Hardy) ou de collectionner des mégots de cigarettes (Camille Laurelli) ?

 

 

Les œuvres se présentent ainsi comme autant d’oppositions à la dégradation de l’expérience observée par Benjamin ; au lieu de laisser le sens se figer dans l’habitude, les artistes participent à le remettre en mouvement. Et si le conte tire sa valeur non pas de son intrigue mais

« de ce qu’il relève de l’être-vie de toute vie, c’est-à-dire l’expérience en ce qu’elle est transmissible »3, aussi peut-on comprendre que les artistes ne transmettent pas ici le contenu de leur expérience particulière mais plutôt le fait qu’il y ait de l’expérience, celle propre à la vie de tout être humain. Le public est d’ailleurs susceptible de raconter ce qui lui a été confié et de devenir à son tour conteur ; de récepteur il devient producteur. Il laissera son empreinte sur le récit « comme la marque de la main du potier sur le vase en terre cuite »4. S’ouvre alors une nouvelle temporalité pour les œuvres. Répété, réinterprété, le récit se manifeste comme un mouvement en avant qui affirme l’expérience passée comme un possible événement futur.

Sophie Lapalu.

1..BENJAMIN, Walter, « Le Raconteur » (1936), trad. M. Renouard, dans LESKOV, Nikolaï, Le voyageur enchanté, trad. V. Derély, Payot & Rivages, Paris, 2011, p. 12.

2. Ibid., p. 20.

3. Alexis Nouss, « Le conteur comme traducteur », dans Jean-Baptiste Martin, Nadine Decourt (sld), Littérature orale, paroles vivantes et mouvantes, Presses Universitaires de Lyon, Lyon, 2003, p. 300.

4. Walter Benjamin, op. cit., p. 80.